l'Empreinte
A V E C L E S M O T S - travail en solo
2019 - dans le cadre de l'école Boulle

R É MI N I S C E N C E
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À l’opposé du « one shot » brutal de la matrice venant contraire la matière, l’empreinte du lieu, derrière son air anodin, tire sa force de la répétition. C’est de cette manière, me semble-t-il, que nous nous laissons lentement imprégner par les lieux sans même nous en apercevoir. Si elle nous semble douce et subtile, je crois qu’elle est en réalité d’une rare puissance et profondeur.
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Le Neïsson. La maison de mon enfance, le lieu des vacances estivales toujours, hivernales parfois, l’espace de découverte, le repère immuable, l’endroit vaste et reculé.
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Il me semblait que nous ne pouvions aller plus loin. Une fois sortis de l’autoroute, la route s’amenuisait au fur et à mesure des embranchements. Après la traversée du village elle devenait particulièrement escarpée, on ne l’empruntait pas par hasard. C’était la dernière maison, loin après les autres. La route s’achevait en même temps que commençait l’allée bordée de lauriers blancs, d’aloès et de jarres estampillées.
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Après elle, plus rien. Rien d’autre que le relief qui montait encore derrière la maison. Des broussailles en pagaille à perte de vue, aucune habitation. Et si l’on s’enfonçait aussi loin que possible, entre les ronces, les oliviers sauvages et les chênes verts, on pouvait lire sur quelques arbres « camp militaire . défense d’entrer ». La frontière paraissait fictive. Hormis ces mises en garde, rien ne différenciait le terrain de jeu du terrain militaire. La même végétation dense qui semblait s’étendre vers l’infini, la même pente. Les sangliers ne lisaient pas les panneaux, leurs traces ne laissaient aucun doute là dessus.
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Face à la maison, les jardins en restanques, les toits rouges du village, puis la plaine. Plus loin, une multitude de minuscules taches ocres et blanches, la grande traînée jaune de la pelouse de l’aérodrome brûlée par le soleil, des reliefs encore. Et en arrière plan, quand le mistral avait soufflé sur la côte, un trait soudainement horizontal, bleu ou argenté : la mer.
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Le Neïsson. On y arrivait de nuit, parce que la route était longue. Les nombreux virages annonçaient que nous approchions. Papa ouvrait les fenêtres, pour prévenir des maux de coeur. L’air étonnamment frais pour la région, révélait que nous avions pris de l’altitude. Il s’engouffrait bruyamment par les fenêtres et venait agiter nos cheveux. Soudain, l’odeur si caractéristique de la parfumerie du village emplissait mes narines. L’arrivée était imminente. Une fois la voiture stationnée devant la porte principale, un peu assoupis, nous descendions d’un pas lourd de sommeil. La lourde porte. Les tommettes froides. Le grand escalier. Les marches penchées menant au second. L’immense armoire à trois battants. Les piles de draps blancs souvent, fleuris parfois. La chambre aux lits superposés. Mmmh plutôt la chambre du Nord. Non, celle de Gramoun finalement. La couverture rugueuse. Le lit au carré.
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Et au matin, la lumière filtrait à travers les raies des volets blancs écaillés. Je les poussais, et apercevais la table du petit déjeuner au bout de la terrasse. Il faisait déjà chaud dehors, mais les tommettes restaient fraîches. Je descendais les marches, face au miroir moucheté. La journée commençait et ressemblait à la suivante.
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C’était la routine aventurière. La ribambelle de cousins visitait quotidiennement les pièges à sanglier élaborés le premier jour. Les stratégies étaient innovantes : une corde pour le faire trébucher dans un trou profond d’au moins vingt centimètres. La construction de la cabane au fond du vallon bordant le ruisseau, les jeux dans la ruine, l’observation des têtards dans le bassin ovale, les concours-cuisine, les parties de carte, autant d’activités journalières que nous faisions en bande. Les journées étaient ponctuées de moments plus solitaires aux heures les plus chaudes. L’exploration du débarras, des armoires, des tiroirs, l’écriture de poèmes dans le champ des pommiers, la lecture d’un livre qui semblait venir d’un autre siècle dans la fraîcheur de la maison.
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Enfin, l’invariable de chaque demi-journée. La baignade dans le grand bassin d’eau fraîche et verdâtre. Mes brasses hâtives. Les brasses lentes des grands. Les pieds nus sur l’herbe piquante brûlée par le soleil qui borde l’eau.
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Soudain, le fond sonore discret de l’usine à parfum s’arrête. Le bassin est à l’ombre, nous en sortons lorsque nos lèvres sont violettes. Le ciel rosit alors que le soleil disparait derrière le relief. La fraîcheur du soir envahit l’air. J’enfile un chandail, comme dirait Grand-Papa, par dessus mon pyjama. On dîne sous le palmier, la brise de pente chaude caresse les peaux dorées par le soleil du Var.
Demain, nous recommencerons. Les sensations sont douces mais contrastées, répétées tant et tant qu’elles deviennent tenaces. Chaque jour, chaque séjour, a quelque chose d’un palimpseste.
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Aujourd’hui, la parfumerie s’est arrêtée définitivement. Le terrain de jeu a changé. La routine aussi. La clôture électrique est parait-il plus efficace pour retenir les sangliers. Ma brasse est devenue lente. L’eau est désormais limpide. Et je sais que le monde ne s’arrête pas après le Néïsson. Pourtant je n’ai pas envie de poursuivre la route des vacances plus loin, j’aime qu’elle s’y achève. Le ciel continue de s’empourprer, peut être plus plus intensément qu’avant. La vue s’est élargit. La mer brille plus fort. Ce lieu m’est précieux, j’y ai mes marques. Les sensations reviennent toujours en bouquet lorsque j’en approche.
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Elles surgissement aussi en pensées, presque systématiquement lorsque j’écris. Ce lieu, c’est le décor de mes rédactions et écritures d’inventions depuis le primaire, au lycée aussi, aujourd’hui encore. Il faut croire que certaines empreintes sont indélébiles.